La vie d'une illusion instable.

Ils étaient morts par sa faute.
Ils étaient tous morts par sa faute.
La carcasse de fer était tombée dans le ravin. Elle avait tué les deux autres passagers de la voiture avec ses bêtises. Recroquevillée sur elle-même, brisée, meurtrie, elle essayait d’écarter les crocs de la mort plongés dans sa chair. Allongée sur le dos, elle laissait ses yeux glisser sur la toison céleste, compter les nuages, se brûler la rétine sur le soleil, cette boule incandescente à jamais là.
Elle attendait avec impatience le coup de grâce.
Pouvait-elle éteindre le soleil ? Pouvait-elle l’éteindre comme elle avait éteint ces deux vies ? Ils gisaient là, piégés sous la taule froissée, à côté d’un moteur encore brûlant d’avoir trop tourné. Elle les avait précipité vers cette mort certaine sans le savoir, sans le vouloir. Elle avait simplement joué avec les limites du réel, comme elle seule dans son entourage était capable de le faire.
Et si M. Et Mme Béhémoth avaient mis au monde une fille normale, ils ne seraient pas morts aujourd’hui.
Lute se rendit compte qu’elle comptait extrêmement mal les boules de coton volantes. Un liquide poisseux roulait le long de ses joues, semblables à des larmes, perles vermeille maculant ses trait enfantins. Son sang martelait ses tempes.
Ils étaient morts.
Lovée entre une roche et un buisson d’herbe folle, elle se répéta cette phrase. Elle voulut hurler. Un pâle gémissement sortit de sa gorge, tarabiscoté, comme un piètre hululement, faible écho de ce qui restait de son coeur désolé.
Combien de temps depuis que sa famille s’était éteinte ? Une minute ? Une heure ? Une journée ? Lute avait perdu tout contact avec le temps, divaguant entre réalité et désespoir. Illusion.
- S’il vous plaît... chuchota-t-elle.

***

- C’est pas joli joli quand même, hein, murmura le médecin.
- On ne peut pas faire des merveilles vous savez, elle a quand même perdu un œil.
- On pourrait lui mettre un œil de verre non ?
- La tante ne veut pas. Même l’œil bionique, elle a refusé.
- Ouais 'fin c'est pas encore au point cette connerie. Mais bon, si la tante veut pas...

***

Lute a toujours eut cette capacité un peu hors du commun.
Dès la plus tendre enfance, toutes les créatures imaginaires qui jouaient dans son esprit s’enfuyaient vers la réalité. Dragons, licornes et pégases (ou du moins ce qui y ressemblait) jouait de tous leurs apparats pour séduire la petite fille ainsi que ses parents, mystérieusement émerveillés par leur petit prodige.
Petit prodige qui ne pouvait bien entendu pas vivre comme tout le monde.
M. et Mme Béhémoth cachèrent leur fille, l’empêchant d’aller à l’école, craignant qu’un petit dragon ou deux ne s’échappent de ses pensées. Faisant passer leur fille comme atteinte d’un handicap, Lute devint une petite princesse choyée par deux parents stupéfaits.
Jusqu’à l’accident.

La garde de Lute Béhémoth fut donnée à sa tante, une personne acariâtre et proche de son argent qui perçut l’éducation de la petite fille comme un fléau. Lute perdit un œil et un morceau de poumon dans l’accident, ainsi que ses deux parents, et peut-être aussi son plus grand repère.

***

- La gamine est limite séquestrée par sa tante. Il va falloir être très, très, très précautionneux avec elle. Elle n’a côtoyé presque personne depuis le décès de ses parents il y a dix ans, apparemment causé par sa faute selon le psychologue qui la suivait au début. Elle a dix-huit, n’a suivi aucun cours spécifique, sa tante lui aurait prodigué l’éducation nécessaire à la maison, ce dont l’on doute… Les services sociaux nous ont avertis de son cas car l’assistante sociale a des doutes quant au traitement appliqué par sa tante qui se serait dégradé au fil des années.
- Elle va arriver à s’adapter ici ?
- On l’y aidera.

***

Le corps enseignant de Levram vint récupérer Lute. Ils la trouvèrent dans une chambre qui n’avait rien de délabré, bien habillée, les deux yeux au bon endroit. Lute ne paraissait ni maltraitée, ni en mauvaise santé. Ses longs cheveux blonds coiffés d’un casque clinquant, elle chantonnait quelque chanson sans importance. Les étagères ployaient sous le poids des livres, de la connaissance, et l’adolescente griffonnait quelques mots sur un cahier. Quand le représentant de Levram vint se présenter à Lute, il vit l’illusion se craqueler un instant, vibrer puis se rétablir alors que la jeune fille se levait. Elle ne pipa  mot, se contentant d’hocher la tête en guise de salutations.
La gamine utilisait son don pour cacher son œil détruit.
Cachait-elle aussi l’état de sa chambre ? Se cachait-elle elle-même qui elle était, ce qu’elle vivait ?
Après de longues heures de conversation qui se concluaient par des hochements de tête maladroits, quelques mots jamais chuchotés plus haut qu’un autre, il fut convenu que Lute serait prise en charge par Levram où elle suivrait un cursus spécialisé pour «  les gens comme elle ».